Entretien avec Angelin Preljocaj
Propos recueillis par Vinciane Laumonier, février 2024
Qu’est-ce qui vous a amené à travailler sur le deuil ?
J’ai perdu mon père, ma mère, ainsi que des amis très proches durant l’année 2023. Ces circonstances ont fait émerger en moi l’envie plus profonde et lointaine de chorégraphier les sentiments liés à la perte d’êtres qui nous sont chers. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, le sociologue Émile Durkheim montre comment la civilisation prend corps dans les rituels de mémoire. Le requiem s’inscrit dans cette filiation et cette dimension structurante de notre société, de notre collectivité.
Qu’avez-vous envie de partager ?
J’ai envie de développer toutes ces émotions qui nous traversent dans le deuil. Il n’y a pas que la tristesse ou l’anéantissement. Il y a aussi le souvenir, la trace que la personne aimée laisse vivre en nous. Lorsqu’on assiste à des funérailles, on se remémore des souvenirs, on partage des réflexions, parfois même on rit. De la blessure, qui ne guérira certes jamais, peut ressortir une forme de joie, celle de raviver la mémoire de la personne que l’on a perdue. La mort peut ainsi donner du relief et une profondeur supplémentaire à la vie. Je voudrais tenter de retranscrire cette sensation merveilleuse du
miracle d’exister. Une célébration de la vie en quelque sorte.
Quels auteurs vous ont accompagné dans cette création ?
Roland Barthes et son Journal de deuil, Gilles Deleuze et son Abécédaire où il parle, notamment, de la honte d’être un homme éprouvée selon Primo Levi, de retour des camps. Mais c’est aussi la joie de Nietzsche qu’il définit comme tragique, celle du pasteur Louis Pernot ou du philosophe Clément Rosset pour qui elle est une force majeure, contenant aussi bien les dimensions négatives de l’existence que leur remède. Toutes ces inspirations sont des graines à penser et à ressentir qui seront présentes ensuite sur scène, de manière diffuse.
Comment traduisez-vous ces sentiments dans la chorégraphie ?
Ces réflexions me nourrissent et engendrent une écriture spécifique. Créer, pour moi, n’est pas appliquer un plan préétabli. C’est se confronter à la matière, dans l’échange avec les danseurs, pour trouver des chemins inusités. Comment parler cette langue muette du deuil et rendre visible ces sentiment complexes ? L’écriture chorégraphique est un langage universel qui exprime des choses qu’on ne peut pas atteindre avec les mots.
Pourquoi Requiem(s) au pluriel ?
Je ne voulais pas chorégraphier « le » requiem de Mozart, de Fauré ou de Ligeti mais proposer une texture musicale hétéroclite et y ajouter des créations sonores. Il s’agit plutôt de requiem(s) chorégraphique(s), une procession des corps pour tenter de mettre en perspective la mosaïque de sentiments éprouvés à l’aune d’une perte.