Penser à l’envers

  • Entretien

Entretien avec David Wampach

Propos recueillis par Nathalie Becquet en janvier 2025.

Quelle est la genèse de ce projet ? Pourquoi ce titre : DU FOLIE

DW : J’ai travaillé à plusieurs reprises dans des hôpitaux psychiatriques et dans un centre de soins. Je voulais travailler, réfléchir sur ce qu’on appelle “la folie”. Comment est-elle représentée, mais surtout comment elle est traitée dans la société ? Ça me renvoyait aussi à tout ce qui, pour moi, est un peu en marge, tout ce qui gêne, tout ce qu’on va mettre en bordure des villes et de la société. Ce qui me plaît beaucoup, c’est de masculiniser ce mot. Parce que je pense qu’il y a bon nombre d’exemples de personnes folles qui sont plutôt du genre masculin, et qui, souvent, occupent des postes de pouvoir à la tête de certains pays… Je pense qu’il est important de se dire que les gens dits fous ne sont pas forcément ceux qui sont dans les centres psychiatriques.

Ensuite, ce qui m’intéresse aussi, ce sont les étymologies. Il y a le mot latin “folis” qui désigne le sac ou le ballon rempli d’air. La folie, c’est donc comme s’il y avait un vent cérébral ou une manière de penser un peu empêchée. Cette étymologie me plaisait beaucoup. Et puis, il y a aussi la folia. Ce qu’on appelle “les folies d’Espagne” est en fait une danse apparue au Portugal au 15e siècle. Plus que cette histoire, c’est la musique qui m’intéresse. 

Mais, folia, c’est aussi la feuille, c’est l’altération de la feuille, et donc par dérive du langage populaire, ça devient des cabanes… Puis, en dérivant à nouveau, ça devient des maisons extravagantes, des maisons de plaisance bourgeoises, en bordure des villes. Là, pour moi, c’est une pure folie. C’est-à-dire qu’on part de la folia, de la feuille, de la cabane, d’un l’habitat léger, et on arrive à des maisons de plaisance bourgeoises. 

Comment ces recherches et cette analyse se transposent au plateau ? 

Déjà, ça passe par des couches. On est vraiment sur du millefeuille. C’est pour ça que j’aime bien l’étymologie “folia”, la feuille… Je pense que j’ai toujours travaillé un peu avec ça. Quels matériaux amène-t-on au plateau, quelles références ? Comment on va traiter la musique, la lumière, le costume, l’écriture… J’emprunte à différentes sources. Dans ce trio, on accumule des couches. Cette accumulation, ça renvoie aussi à cette folie du vide et du plein, un état d’être au plateau qui m’intéresse beaucoup. Je pense que dans “folie”, il y a aussi une forme d’anticonformisme, une forme de marginalité, de folie d’approche, de folie financière, de folie créatrice. Depuis deux ans que je travaille sur ce projet, je pense vraiment que je m’intéresse moins à la question du fou au niveau psychiatrique, qu’à toute cette polysémie, tout ce champ lexical. 

L’un de vous trois a un corps “empêché”. Comment cela entre-t-il en résonance avec le sujet de la pièce ?

Ce n’est pas du tout une pièce sur le handicap. Dans DU FOLIE, ce qui est important pour moi, c’est de penser la question des différences de corps, d’être ouvert à ça. C’est récurrent dans mon travail, depuis déjà plusieurs pièces. Pour ce projet, il se trouve qu’on est trois personnes de genre dit masculin, on a des différences d’âge… Nous avons des aptitudes ou des capacités différentes dans nos corps, Et j’aime beaucoup ça. 

Pour ce projet, tu parles aussi de “penser à l’envers, monter à l’envers, renverser”…

Oui. Ce qui me vient tout de suite, c’est la manière dont Antonin Artaud éructe les mots dans l’enregistrement radiophonique Pour en finir avec le jugement de Dieu. Il parle d’un corps atomique, composé de cellules, et il parle beaucoup de cette question de penser à l’envers. Pour moi, ça pose ces questions : Dans quel monde est-on ? Comment peut-on le voir, et sous quel prisme ? Qu’est-ce qui est l’envers de l’endroit, ce qui est montré-caché… Par exemple, lors d’une insomnie en plein milieu de la nuit, je pense à mon ami qui habite au Japon. Je me dis qu’il est à l’envers, du moins sur ses jours et sur ses nuits. Et je suis à l’envers de lui… Donc, où est le problème ? Vivre dans cette époque peut être anxiogène. En pensant comme ça, un peu à l’envers, on peut remettre les choses à l’endroit, plus précisément à leur bon endroit. “Comment rester sage dans ce monde de fous ?” C’est une citation d’Erasme que j’aime beaucoup. Je pense qu’on se plante si on croit qu’il faut être sage dans ce monde de fous. Mais, ça n’appartient qu’à moi.

Le travail en studio pour la création est assez court, quelques semaines pour transformer deux années de recherches en un spectacle. Comment travailles-tu ?

J’ai une démarche très empirique. On dit de moi que je suis conceptuel. Mais, pas du tout ! J’arrive en studio avec ce corpus, des textes, des images. Aujourd’hui, après deux semaines de résidence, je me sens comme un précipité chimique. J’ai mis quelques potions, mais pour le moment l’expérience ne fait que démarrer, et je n’ai que le début d’un précipité dans le tube à essai. C’est encore vraiment ce flou artistique. 

C’est ça le jeu : tu utilises des ingrédients, tu fais des essais, tu inventes une recette… je ne cherche pas vraiment à ce que cela fonctionne. Pour moi, ça serait une pure folie pour le coup ! J’essaie surtout de faire confiance à ce qui se met en œuvre. En revanche, ce qui est crucial, c’est d’isoler à un moment. On met des choses ensemble, et à d’autres moments, on va juste chercher à isoler. Je vais prendre l’exemple de Jérôme Hoffman de Braquage Sonore, un artiste sonore de Montpellier, avec qui je collabore pour ce projet. À un moment donné, je vais travailler avec lui, et on va isoler le son de la pièce. On va réfléchir à comment le traiter; qu’est-ce qu’on va y mettre, on colle, on monte… quelles seraient les sources sonores ? Utilise-t-on ces folies d’Espagne ? On va créer ce millefeuille sonore. 

Comment as-tu choisi les deux personnes qui t’accompagnent au plateau ? 

Ce sont deux histoires très différentes ! Je connais Pascal Landreau depuis 30 ans, alors que je viens tout juste de rencontrer Zachary. Pascal et moi étions au collège-lycée ensemble. J’ai rencontré Zachary par l’intermédiaire de Dalila Khatir qui m’a suggéré de travailler avec lui lors d’une carte blanche.

Pascal est guitariste. Le hasard fait que Jérôme Hoffman et lui ont la même guitare. Ça les rejoint. Zachary, lui, a plutôt un bagage de comédien. 

Personne ne se connaissait, donc on est parti dans les Cévennes pour faire connaissance.

On a découvert plusieurs de tes créations lors du Festival, Qu’est-ce que DU FOLIE a de particulier ?

J’ai eu la chance de venir présenter mon travail à plusieurs reprises. C’est presque une folie. J’ai le sentiment que quelque chose s’est bouclé dans la dernière création, Algeria Alegria, et qu’aujourd’hui quelque chose se rouvre avec DU FOLIE

C’est presque effrayant, parce que c’est comme si c’était une nouveauté… Je travaille beaucoup sur le territoire, à la fois à la Grand-Combe et à l’école d’architecture de Montpellier où je suis artiste-associé. Cet ancrage m’aide à partir dans cet élan créatif un peu fou. Et je pense que ce n’est pas un hasard. Je crois qu’il y a une espèce de double élan comme ça d’ancrage et en même temps d’inquiétude. Je suis dans un état de création qui est rempli d’inquiétude et de peur… Je crois que je pourrais même parler de légitimité. Je trouve qu’il y a quelque chose de très perturbant de se dire qu’on a ce privilège de faire une pièce alors qu’en fait, on est vraiment entouré de guerres. Du coup, j’ai une guerre interne qui me dit “ça veut dire quoi ?” comment je peux être convaincu de vouloir faire une pièce dans tout ça ? En même temps, je ne suis pas issu d’un pays en guerre. Elles sont pourtant tout autour. Il y a aussi les guerres idéologiques, bien sûr.

Crédit photo : © Montpellier Danse