A chaque chorégraphe sa propre réponse…
Enquête réalisée par Isabelle Danto
Le corps, une archive vivante
Une des spécificités de la danse est d’être un art de la présence réelle et non de sa représentation. Insaisissable, la danse nous échappe, elle est selon Merce Cunningham « toujours mystérieuse, fluide comme l’eau, elle glisse constamment des doigts ». Si les traces existent, orales, écrites, dessinées, filmées, elles ne peuvent restituer l’instant dansé. Il s’agit donc pour la danse de réinventer toujours, de réinventer une relation au corps dansant, et d’appréhender ce corps « provisoire » comme un lieu de mémoire.
Inscrite dans le corps, la danse se donne le plus souvent directement de danseur à danseur, de génération à génération et de maître à élève, même si depuis le XVe siècle, une centaine de systèmes de notation du mouvement ont vu le jour dont les plus fameux sont le traité de notation « Feuillet » d’après le nom du maître à danser de Louis XIV qui l’a signé et, au XXe siècle, les systèmes d’analyse du mouvement de Laban et de Benesch. La mémoire de la danse est aujourd’hui reconnue comme utile à l’art de la danse et pas seulement à la pratique du danseur. Les Carnets Bagouet réunissent ainsi d’anciens danseurs du chorégraphe disparu en 1992 dont le rôle est de conserver les archives des œuvres et de veiller à ce que les pièces remontées ne soient pas trahies par une nouvelle interprétation.
Mémoriser les gestes ne relève donc pas d’un simple mécanisme d’enregistrement mais mobilise l’être, les perceptions, le passé d’un danseur, la mémoire du corps et à ce titre il ne peut y avoir de simple exécutant qui répéterait les pas d’origine. « La même danse ne peut appartenir à deux personnes » écrivait Isadora Duncan dans ses mémoires, car la mémoire ne succède pas seulement à l’œuvre, elle se construit dans le mouvement de la formation de l’œuvre.
Une présence qui comprend les traces de son passé et celles de son avenir
Alors qu’on l’interrogeait autour de ces notions d’œuvre, d’interprétation, de transmission, Merce Cunningham qui a décidé de son vivant de son héritage et de la dissolution de sa compagnie faisait cette réponse pointant l’altération de toute interprétation : « Voyez-vous, c’est un peu comme la bouillabaisse. Vous prenez les mêmes ingrédients, mais pas les mêmes cuisiniers, et c’est chaque fois une autre histoire. Le résultat n’est jamais le même. (…) À l’idée d’école, je préfère celle de changement. Quand c’est possible, l’idée de changer m’intéresse ».
A chaque chorégraphe sa propre réponse… Quelques exemples en témoignent. Pour Anne Teresa de Keersmaeker, l’une des premières à avoir posé la question du répertoire contemporain, retracer un parcours chorégraphique a été une évidence quand elle a transmis Rain au ballet de l’Opéra de Paris et repris la même année, en 2011, sous forme d’un cycle des pièces plus récentes qu’elle a confronté à quatre pièces féminines et fondatrices : Fase, Rosas Danst Rosas, Elena’s Aria et Bartok.
«C’est le corps surtout qui se rend compte des choses, se souvient le plus. À la reprise de Fase, l’odeur, la couleur, l’atmosphère revenaient vraiment, rien qu’en faisant les mouvements; cela était une chaîne. On était mené non par le souvenir mental, mais par la motricité des choses.» Selon la chorégraphe flamande, c’est donc le mouvement plutôt que la mémoire qui est convoqué pour retrouver ce « présent vivant» où se situe la danse.
Carolyn Carlson s’est également interrogée sur son héritage en se retournant sur son répertoire, avant de prendre un nouvel élan, en déposant cinquante ans de travail à la BnF (des centaines de dossiers de spectacles et de calligraphies réalisées par elle-même) et en transmettant en 2010 son solo emblématique Blue Lady à Tero Saarinen : Solo au masculin, Blue Lady (revisited), respecte ainsi la tradition de la transmission directe en étant aussi une recréation de l’œuvre.
Quant à Susan Buirge, qui comme Carolyn Carlson a été formée par Alwin Nikolais, elle refuse catégoriquement toute idée de répertoire à conserver après sa disparition. Seules les photos en noir et blanc trouvent grâce à ses yeux, comme celles déposées dans ses archives à l’Imec – Abbaye d’Ardenne avec des notes, des esquisses, des carnets de travail ou de voyage… Susan Buirge a toutefois conçu une pièce, Danse Nord, dont elle fait don au danseur et chorégraphe Bernardo Montet avec actes notariaux. Avec cette chorégraphie offerte à Bernardo Montet à Montpellier Danse le 24 juin 2000, ce dernier s’est alors engagé à transmettre ce patrimoine à un danseur qui lui même s’engagera à transmettre cette œuvre dans les mêmes conditions ; c’est en novembre 2000 que Bernardo Montet donne cette danse à Taoufiq Izeddiou.
Photo : Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich d’Anne Teresa De Keersmaeker © Herman Sorgeloos