Le secret par Jean-Paul Montanari

  • ÉDITO

Malgré les apparences, cette 44e édition est bien différente des 43 autres qui l’ont précédée. Bien sûr, on y retrouve pendant une quinzaine de jours une suite de spectacles dans des salles qui vous sont depuis longtemps familières mais une sorte de secret a présidé à l’élaboration, à la construction, à l’organisation de ce festival particulier. Nous l’avons fait, avec mon équipe, avec notre sérieux habituel et notre passion coutumière. Seulement voilà, notre tête et notre coeur étaient ailleurs. Comment travailler « normalement » alors que notre monde est ravagé par la guerre en Ukraine ou au Proche-Orient ? Comment vous proposer du plaisir alors que la haine entre les hommes triomphe un peu partout ? Quelle importance peuvent avoir les beautés d’un festival de danse face au malheur du monde et à la mort des enfants ? Et si la danse, la culture et l’art en général n’ont pas vraiment de prise sur le réel historique, comment accepter d’être assigné alors au vertige du divertissement avec la terrible complicité de certains médias et surtout des réseaux sociaux, nouveaux poisons de notre époque.
Ce festival n’est pas simplement international (il l’a toujours été) : il est cosmopolite, présentant à la fois des danseurs sud-africains originaires du nord du Cap en Afrique du Sud, un danseur costaricain chorégraphié par une artiste canadienne cris-métis, originaire de Vancouver. Ou encore un groupe de danseurs de différents pays d’Afrique mené par un chorégraphe né dans l’ancienne Yougoslavie et qui vit aujourd’hui à Budapest en Hongrie. Et encore des artistes qui arriveront de Londres, de Taipei (Taïwan), de Tokyo, de Los Angeles, de Berlin, de Marrakech ou plus simplement de Bruxelles, de Paris et d’ici. Qui feront ainsi de Montpellier pendant quelques jours le spot mondial de la chorégraphie et le lieu préféré de rencontre des peuples de la danse.
Cette édition est fondamentalement différente par un choix radical : on y trouve quasiment que des créations, dont beaucoup de créations mondiales. Je sais que cet aspect des choses a perdu de son importance. Mais c’est une grave erreur : un festival sans création n’est pas un festival, c’est un catalogue !… La création de nouvelles oeuvres est la raison de vivre des artistes. Et le seul soutien aux artistes qui vaille, c’est justement les aides en termes techniques et surtout financiers, à faire naître de nouvelles entités qu’on appelle des oeuvres. Tout le reste n’est que bavardage de salon… Bienvenue à cette décidément nouvelle édition (la dernière pour moi ?) sur laquelle Maire-Pierre Soriano et Virginie Vives se sont posé pas mal de questions. J’ai essayé d’y répondre le mieux possible.

MPS : Qu’elle pourrait être l’autre grande révolution qui ferait émerger une nouvelle vague de création en danse ? Maintenant qu’absolument tout le monde danse partout et tout le temps…

Donc, le travail est terminé d’une certaine manière. Au début, les gens ne comprenaient absolument rien à cette histoire. On était tous des ovnis. Aujourd’hui, ces combats sont tous gagnés. La danse, aussi savante soit-elle, est un art populaire. Que ce soit sur TikTok ou ailleurs, rien ne se fait sans qu’il y ait de la danse ! Mais c’est peut-être aussi le signe que la recherche régresse… On est allé aussi loin que possible. Et aujourd’hui, c’est le retour en arrière.

VV : L’année dernière, le festival parlait de la mémoire, de la persistance de la danse… Dans
cette nouvelle édition, il n’y a presque que des créations…C’est une réponse ?

Il y a de nombreuses années, je ne commençais jamais une programmation avant d’avoir fini l’édition en cours… Mais aujourd’hui les pressions commerciales et médiatiques sont telles qu’il faut s’y prendre très tôt. Les artistes qui ont du talent sont demandés partout. Donc, si on veut programmer tel ou tel artiste, il faut le prendre au passage et immédiatement lui dire qu’il sera à Montpellier deux ou trois ans plus tard… Ça empêche la volonté de raconter une histoire à travers un festival. Cette année, presque toutes les pièces sont des créations. À l’heure où on imprime ce programme, plusieurs artistes ne sont même pas encore entrés en studio pour répéter.

VV : Est-ce pour cela qu’il n’y a pas d’image sur la couverture du programme ?

En partie, oui. Mais aussi parce qu’on est assailli d’images. Il y en a partout. La facilité avec laquelle on peut tout voir sur un tout petit écran suspend la rareté. Les images s’annulent les unes les autres. Et puis, dans l’état du monde aujourd’hui, les guerres, la montée des extrêmes… l’horreur est partout. Pour 2024, pas d’image, des lettres sombres sur un fond blanc, la couverture porte le signe du deuil. Dans chaque programmation, je cherche à ce que la danse dise quelque chose de l’état du monde. Mais là, c’est impossible : je ne peux pas penser professionnellement à la danse et aux spectacles quand des gens meurent atrocement dans tous les coins du monde.

MPS : Si, l’art de la programmation était une recette, que diriez-vous qu’il faut pour réussir un festival ? Quid du rapport à l’argent, à la politique, aux liens avec des artistes, de la provocation peut-être ?

Cela a surtout à voir avec la mémoire du spectateur, ce spectateur idéal qui n’existe pas… mais qui aurait tout vu de tous les festivals. C’est comme une mythologie. Quand on montre un spectacle, qu’on lui fait découvrir un artiste, qu’est-ce que cela va ajouter ou contrarier ce qu’il sait déjà ? Il y a aussi mon obsession : montrer toutes les œuvres du même auteur, proposer au public de suivre un créateur. C’est comme ça : quand on aime, on suit, on soutient. Le public comprend très bien cela.

Entretien avec Marie-Pierre Soriano et Virginie Vives, journalistes à Montpellier, février 2024