Le festival de Montpellier, 44e du nom, témoigne que l’ingrédient le plus important pour faire un festival, c’est la confiance et la création. Et qu’il faut lire dans cette programmation la longue histoire qui se tisse au fil du temps entre une manifestation et les artistes. Le reste est rumeur.
Tout le petit monde de la danse en bruisse, s’interroge, se penche sur le programme de la 44e édition du festival de Montpellier pour en lire l’avenir. Pas inutile dès lors de revenir simplement à la danse, sans négliger de rappeler quelques évidences. Car il faut une certaine naïveté pour croire qu’un festival comme celui de Montpellier qui représente entre 30 000 et 60 000 spectateurs selon les années, et coproduit pour cette édition, quinze spectacles pour un engagement de 186 000€, qui a accueilli neuf compagnies en résidence pour qu’elles préparent leur création, se décide au dernier moment.
Il est absurde d’imaginer qu’une telle manifestation puisse s’improviser en quelques semaines pour tenir compte d’une décision qui n’a été connue que le 9 avril dernier (date du conseil d’administration de Montpellier Danse durant lequel le directeur a annoncé son départ). En d’autres termes, tenir cette programmation pour la cérémonie de départ de Jean-Paul Montanari, le directeur du festival, tient de la méconnaissance totale du monde du spectacle : on ne programme une manifestation composée à près de 80% de créations sans avoir pris son élan depuis belle lurette ; des mois au minimum, des années pour dire plus juste. Car, ce que le festival avait un peu moins pratiqué ces dernières années car la marque de ce Montpellier 2024 est avant tout la création. Pratiquer la programmation « sur étagère », en alignant des pièces proposées « en tournée » n’a rien de blâmable, mais il ne s’agit pas de la mission première d’un festival : un théâtre y suffit, on appelle cela une saison et parfois même un garage à spectacles. Il y a quelques années (décennies…) le présent méchant commentateur appelait cela des programmations à la photocopieuse ; la méchante plume que voici n’a pas varié dans son opinion. C’est un autre métier que de privilégier le moment complexe où l’œuvre sort du four… Et il ne sert à rien de s’acharner à vouloir savoir ce que les artistes concoctent, de faire le siège du studio de répétition ou monopoliser leur ligne téléphonique… Il n’y a qu’une règle, la confiance, un mantra, la fidélité.
On constatera ainsi que De Keersmaeker, Preljocaj ou Mc Gregor appartiennent à la liste des artistes qui ont leur rond de serviette à la table de Montpellier danse, mais même avec ces convives privilégiés, l’engagement de confiance n’est pas une vaine promesse. Ainsi, pour ce Deepstaria de Wayne McGregor qui ouvre cette édition. Il y a plusieurs années que le chorégraphe britannique, veut questionner l’intelligence artificielle et il avait été programmé – le terme est à entendre à tous les sens du terme –- pour l’édition 2021… Juste avant que ne soit lancée l’impression du programme, il est apparu que cela ne se ferait pas, que l’œuvre ne serait pas prête, qu’il valait mieux renoncer. Trois ans plus tard, la voilà, et McGregor, qui a fêté le 30e anniversaire de sa compagnie l’année dernière, et beaucoup exploré ce gouffre fascinant autant que mouvant qui s’étend entre l’homme et la machine, va livrer ce qui devrait être sa pièce la plus ambitieuse sur ce sujet (22, 23 et 24 juin, Opéra Berlioz Le Corum). On notera, pour ne pas y revenir, que l’une des frustrations majeures du commentateur préalable d’un festival qui se voue aussi largement à la création, c’est, par principe de ne pas pouvoir dire grand chose de ce qui adviendra. « La prévision est un art difficile, surtout en ce qui concerne l’avenir » selon le mot attribué à Pierre Dac…
La confiance s’impose d’autant plus pour des artistes avec lesquels le festival n’a pas beaucoup collaboré bien que la relation ait toujours été bonne avec eux. C’est le cas de Josef Nadj. Le Hongrois dont l’univers « mitteleuropa » mâtiné d’un certain surréalisme – ou peut-être simplement de la lecture de Kafka – est assez peu venu quand bien même il dirigea le Centre Chorégraphique National d’Orléans de 1995 à 2016. En 2021, avec Omma, pour huit danseurs africains et une bande son jazzy, le chorégraphe, aujourd’hui installé à Budapest, changeait d’univers et force est de constater que les programmations ne se bousculent plus autant, alors même que ce changement d’orientation témoigne de l’esprit d’aventure d’un artiste passionnant.
Mais cela déconcerte, un peu comme ces gens qui veulent bien vous prêter un parapluie à condition qu’il ne pleuve pas… Montpellier 2024 sera donc l’occasion d’approfondir l’expérience avec Quand la lune se lève et ces danseurs venus du Mali, Sénégal, Côte d’Ivoire, Burkina Faso ou du Congo Brazzaville (24, 25, 26 juin ; Opéra Comédie).
Même quand l’affiche est alléchante, comme Takemehome de Dimitri Chamblas créé avec l’artiste Kim Gordon, fondatrice et membre du mythique groupe Sonic Youth, il faut témoigner d’une confiance à toute épreuve. Car, si le chorégraphe est une figure reconnue, nommé directeur artistique de la 3e Scène – Opéra national de Paris en 2015, directeur de la danse au California Institute of the Arts de Los Angeles de 2017 à 2021, le projet avec Kim Gordon qui veut « éviter le rituel des concerts pour créer des ponts encore inédits entre le rock expérimental et la danse » peut prendre des chemins surprenants. Et la présence de personnalités aussi différentes que Marion Barbeau (la danseuse du film En Corps de Cédric Klapich) ou Salia Sanou (le chorégraphe Burkinabé), donne à la fois très envie de voir et aucune certitude. Sinon que le projet est particulièrement attirant (Les 27, 28 et 29 juin, théâtre de l’Agora). Quant à Anne Teresa De Keersmaeker et Radouan Mriziga, leur pièce n’avait pas même encore de titre au moment de la présentation du programme, mais qui ne serait pas intrigué par ce que la chorégraphe peut tirer des Quatre saisons de Vivaldi quand on connaît son exceptionnelle sensibilité musicale ? D’autant que ce nouvel opus s’appuie sur la version des concerti enregistrée par la violoniste Amandine Beyer et son ensemble Gli Incogniti, celle-là même qui a été la partenaire du 2023 Mystery Sonatas / for Rosa présenté à Montpellier l’année dernière (Les 01, 02 juillet, Opéra Comédie).
Sans parler de celle accordée à Daina Ashbee, sensation de la 41e édition, qui crée WE LEARN A LOT AT OUR OWN FUNERAL, un solo troublant aux allures de rituel qui nous parle de fantômes ou de vies antéreures (les 3, 4, 5, juillet au Studio Bagouet), la création d’Armin Hokmi qui réactive le mythique festival de Shiraz en Iran, ou de la conviction qu’il faut pour programmer, le 30 juin, trois pièces d’affilée dont une création, signées Taoufiq Izeddiou. Même la clôture du festival a été une paradoxale affaire de confiance. Pour des raisons tenant un peu de la fidélité posthume et aussi parce que c’est l’un des plus importants artistes du XXème siècle, Jean-Paul Montanari voulait du Cunningham. Il se trouve – la confiance peut avoir de la chance – que le Ballet de Lorraine que dirigent Petter Jacobsson et Thomas Caley fait entrer CRWDSPCR (1993) du dit Merce au répertoire de la compagnie. La pièce, comme un étrange écho aux questionnements de Wayne Mc Gregor interroge l’impact de la technologie (05 juillet ; opéra Comédie).
Dans le programme initial, il y avait DANCEFLOOR de Michèle Murray. La chorégraphe Montpelliéraine était déjà présente dans le festival avec sa nouvelle création. Mais la pièce pour le CCN-Ballet de Lorraine enthousiasme tellement Jean-Paul Montanari, qu’il demande d’en faire une œuvre d’une soirée, créée spécialement à l’occasion du festival (02 et 03 juillet ; Théâtre de l’Agora). Le Ballet de Lorraine vient donc pour deux programmes distincts sans compter leur Discofoot, hilarante partie de football chorégraphique à ne pas manquer (30 juin ; Place de la Comédie). Mais ces créations mondiales ne représentent qu’une petite partie de ce 44e festival Montpellier Danse qui en comprend d’autres, comme celles de Marta Izquierdo Muñoz, Roll, Rush de Mette Ingvartsen, les Mille et une nuits de Sorour Darabi, et The Cloud d’Arkadi Zaides ; sans oublier Voice of desert, une création hors du commun, d’un raffinement inouï de Saburo Teshigawara (du 22 au 24 juin au Théâtre de l’Agora).
Alors les temps sont effrayants certes, mais comme le rappelait Paul Valéry « À chaque terrible époque humaine, on a toujours vu un monsieur assis dans un coin, qui soignait son écriture et enfilait des perles » ; le Monsieur peut aussi aller voir de la danse et faire confiance aux artistes.
Philippe Verrièle