Au-delà du langage

  • Entretien

Entretien avec Mathilde Olivares et Sylvain Huc

Propos recueillis par Nathalie Becquet en janvier 2025.

Comment est née cette envie de collaborer et de cosigner une pièce ? 

Sylvain Huc (SH) : Mathilde et moi, on se connaît depuis dix ans. Je l’ai sollicitée comme regard extérieur, et aussi comme interprète de mes créations. Donc La vie nouvelle est comme une continuité de ce parcours. Mais c’est aussi plus que ça… Depuis dix ans, on partage énormément de réflexions sur notre rapport au monde qui vont bien au-delà du travail de la danse, du corps, de l’écriture. Ça constitue un socle tout aussi important que le partage d’une pratique. La vie nouvelle, c’est l’aboutissement de toutes ces années de pratiques, de pensées, de réflexions et de partages. 

Mathilde Olivares (MO) : En fait, la rencontre a dépassé la logique du projet. Ce duo est né aussi de la volonté d’aller au bout de cette rencontre, de voir ce qu’elle produit. Notre point de départ, c’est la rencontre, mais c’est aussi la pratique que l’on a en commun et qui dépasse le cadre des mots, qui passe de corps en corps. Dans La vie nouvelle, il y a vraiment quelque chose qui va complètement à l’inverse de la logique de projet, de sujet ou de thème. On a fait ce choix conscient qu’on ne voulait pas apposer sur notre travail un sujet qui lui serait externe. 

SH : Oui, ça fonctionne vraiment à rebours d’une logique thématique. Ça fait plusieurs dizaines d’années qu’on danse, que nous suivons l’un et l’autre nos parcours. Aujourd’hui, on n’a plus besoin d’amener quelque chose du dehors pour le mettre au-dedans du corps. La propre énigme de la danse nous suffit, je pense, à déployer une écriture, à habiter cet espace, à habiter nos corps. et puis aussi à forger un langage. Cette préoccupation autour du langage et même de la forme, est cruciale pour moi aujourd’hui. 

MO : Pour moi, ça s’ancre dans une question fondamentale : celle du mode de production. On parlait de la logique du projet, de la logique thématique qui, depuis quelques années, s’appliquent à la danse. Mais ces logiques sont aussi liées à un mode de production qui demande que l’on conçoive des dossiers et que l’on écrive beaucoup avant même d’arriver en studio. Quand on fait du théâtre, on a souvent un texte sur lequel s’appuyer. Dans la danse, on a nos corps, donc une forme d’oralité physique. Et c’est la continuité dans nos pratiques qui produit la possibilité d’ouvrir des champs depuis la danse elle-même. Cela ramène forcément à des fondamentaux de la danse. 

Comment cela se traduit-il ?

MO : Tous les matins, on fait un training pendant lequel on travaille sur le poids, les volumes, les directions, les fascias, qui sont des socles pour notre pratique de la danse. Ce travail nous ramène aux fondamentaux, mais pas d’une façon théorique. L’enjeu n’est pas de faire une pièce sur les fondamentaux de la danse. Il s’agit plutôt d’observer que ce qu’a dégagé la recherche en danse, finalement, provient de la danse elle-même. Il y a là quelque chose de l’ordre de l’infini qui vient nourrir le travail. Comment habiter le temps ? Et aussi, au bout de dix ans de travail ensemble, il y a des choses qui sont de l’ordre de l’implicite, qu’on n’a pas forcément nommées. On va chercher, on va dégager, on va essayer de comprendre… c’est de l’archéologie en fait.

SH : Je rebondis sur la notion d’infini. Là, on plonge vraiment dans ce que je nomme “le paradoxe de la danse”. On se situe dans une zone qui est en dehors du langage, de l’ordre de l’indicible, de l’ineffable, qui extrêmement expérientiel, extrêmement sensoriel. Si on prend l’exemple du toucher, on aura beau essayer de décomposer le toucher en autant de mots qu’on veut, ça ne pourra jamais se rapporter à ce qu’est le toucher en lui-même. Et néanmoins, on ne pense cet endroit de la danse qu’avec des mots. La danse relève donc ainsi du langage. C’est un paradoxe qu’on ne peut pas résoudre, un langage qui ne peut pas être parfaitement traduit par les mots… La vie nouvelle, pour moi, elle est toute dédiée à ça : plonger sans réserve dans ce paradoxe-là et dans le fait que ça nous échappe. 

Ce titre, La vie nouvelle, porte-t-il un sens particulier ? 

MO : C’est Sylvain qui a fait cette proposition. J’ai tout de suite été emballée parce que ce titre génère le désir et le plaisir. C’est fondamental pour le travail qu’on fait. Dans ces mots, il y a quelque chose de débarrassé, d’allégé, et d’un peu désobstrué. Le travail sur ce duo demande une forme de dépassement et de se débarrasser de certaines choses comme la nécessité thématique par exemple. Dans La vie nouvelle, il y a aussi un espace qui s’ouvre. Et on ne travaille dans cette pièce qu’à ouvrir des espaces dans le corps, dans l’espace, dans le temps et entre nos corps. On va vraiment vers une forme d’horizon. 

SH : La vie nouvelle, c’est aussi le titre du premier ouvrage de Dante, La Vita Nova, avant la Divine Comédie. C’est peut-être le premier ouvrage écrit en italien, et non en latin, donc en langue profane, pas en langue sacrée. Cet ouvrage a la particularité d’être écrit à moitié en prose, à moitié en vers. Il y a comme un noyau poétique dans cette gangue prosaïque et inversement aussi. Cela me parle beaucoup. C’est de la poésie. Et la poésie, comme la danse, c’est inventer une langue dans la langue. Je crois qu’il y a quelque chose qui se joue pour nous dans cette relation entre le profane et le sacré, mais un sacré très séculier, qui n’a rien de religieux. Comme l’a dit Mathilde, ce désir et ce plaisir à ouvrir sans cesse depuis la danse elle-même, permet d’accéder à une zone mystique de la danse qui est à nouveau très profane. 

MO : Comment parvenir à préserver, dans cet espace du théâtre, la surface pour la poésie. Quand je danse, je veux vivre une expérience. Je n’ai pas envie de reproduire le même à l’infini… La question de l’expérience est assez cruciale. Elle renvoie à une forme de contradiction. A ce stade, nous nous interrogeons sur comment passer de la sensation à la forme, de la sensation à l’émotion, de la matière à la forme. Nous sommes pris dans toute notre épaisseur de danseur et d’être humain. Faire l’expérience du poids de l’autre, de son propre poids à travers le corps de l’autre, de toucher le corps d’une personne, de déhierarchiser aussi la manière dont on va le toucher, c’est une expérience. Il y a vraiment un noyau poétique à cet endroit-là. Il y a quelque chose qui vient de la vie, qui est spécifique, singulier, et qui permet des choses assez incroyables. 

SH : Mais qui n’en sont pas moins réelles. Ce n’est pas pour s’échapper de la réalité. Au contraire, c’est pour aller accéder à la réalité, finalement. Faire cette expérience avec Mathilde, ce duo au plateau, c’est m’approcher au plus près du réel, concrètement, du corps, du toucher, de la sensation de la peau, des fascias qui génèrent des successions de mouvements dans le corps qui sont très concrètes. 

Vous parlez de beaucoup de mouvements, de leur sens, mais vous êtes aussi dans un processus d’écriture plus global.

SH : Il ne s’agit pas de déverser du mouvement pour du mouvement. On a un grand souci dramaturgique, mais la dramaturgie, elle est aussi portée directement par le corps, et l’écriture du plateau, du son qui va être diffusé, de l’espace, de la lumière, on écrit avec tout ça. On travaille avec une équipe assez large. Que ce soit Jan Fedinger à la lumière ou Fabrice Planquette au design sonore, ce sont des auteurs. On dialogue avec un corps de lumière, avec une présence sonore, avec une présence lumineuse, plastique. On discute avec l’équipe tous les mois même si, pour le moment, on ne s’est pas encore retrouvé pour travailler au plateau. Cela fait partie du processus que de nommer les choses, de les laisser s’ouvrir depuis les mots, de les laisser résonner chez les uns, chez les autres. Et voir ce que ça génère comme désir. Ensuite, les désirs se rencontrent et on travaille. 

MO : C’est une question d’ambiance, au sens de climat. Je crois que c’est fondamental. Ça rentre dans les corps, dans les voix, dans les esprits. Ça a une grande matérialité. On est toujours avec ce curseur entre authenticité et artifice. C’est passionnant, de donner à voir la fabrication de l’artifice, quand la fiction arrive du réel. C’est extraordinaire.

Crédit photo : © Montpellier Danse