On assiste depuis quelque temps à la résurgence d’un passé convoqué par un certain nombre d’artistes éprouvant le besoin de revenir sur les premières ou lointaines œuvres de leur carrière. Le phénomène concerne en particulier le spectacle vivant, celui où l’œuvre s’efface au fur et à mesure de son déroulement. Mais de quoi ce retour est-il le signe ? Serait-ce la nostalgie d’une époque vécue comme plus libre et moins angoissante, celle des années 80 ? Un besoin de vérifier leur résistance au temps, une lutte contre leur dissolution ? Que reste-t-il comme trace de ce qui fut si fugace ? Ou alors une réaction au « présentéisme » qui caractérisait l’époque et que partageaient ces artistes ?
Sonia Schoonejans
Nouvelle danse
Dans le monde de la danse, on s’aperçoit, à y regarder de plus près, que la majorité des chorégraphes revenant sur leur passé, font partie des protagonistes de la dite « Nouvelle danse française », celle qui, depuis les années 80 et sur plusieurs générations, a imposé la danse contemporaine en France. On disait Nouvelle danse comme on disait Nouveau roman, Nouveaux philosophes, ou Nouvelle Vague. Sans jamais s’être revendiquée comme telle, elle regroupait des artistes moins militants et plus joyeusement libres que la génération précédente, celle des post-modernes américains. La question mémorielle ne les encombrait pas. Se souciant peu du passé, ils créaient, loin de toute codification de pas et dans la plus grande liberté de ton et d’invention, une danse d’auteur derrière laquelle le statut de maître disparaissait.
Nombre d’entre eux ne sortaient d’aucun studio de danse, ne revendiquaient aucune école et provenaient d’autres horizons (Jean-Claude Gallotta et Claude Brumachon des Beaux-Arts, Daniel Larrieu, horticulteur, François Verret, architecte, Karine Saporta, sociologue). Grâce à eux, un vent d’air frais circulait sur l’ensemble du monde chorégraphique et les artistes butinaient partout où les portaient leurs envies. Mais cette danse d’auteur, avec sa production de gestes inédits, prenait aussi le risque de disparaître plus facilement et plus rapidement. Si le répertoire des ballets classiques, néo-classiques, modernes, bref, tout ce qui relève d’un ensemble d’éléments codifiés, se maintient grâce aux reprises qu’autorise l’appartenance à une école artistique, il n’en allait pas de même pour cette danse d’auteur. Et de fait, les chorégraphes qui ont le mieux échappé au risque de l’oubli sont ceux qui bénéficiaient d’une solide formation en danse, qu’il s’agisse de Maguy Marin, Dominique Bagouet ou Angelin Preljocaj dont les œuvres peuvent circuler de compagnies en compagnies.
Interroger la résistance
D’autres créateurs de cette époque, éprouvent aujourd’hui le besoin de revenir sur leur passé, peut-être justement pour interroger la résistance d’une danse, pour la frotter au monde actuel en la confiant à des corps nouveaux. Pour Jean-Claude Gallotta, considéré comme un des chefs de file de la Nouvelle danse française, reprendre régulièrement Ulysse, sa première pièce importante qu’il crée en 1981, équivaut à une interrogation plus intime sur son propre parcours. Il la reprendra au moins quatre fois, avec des variations dans la musique, dans la scénographie et dans le nombre de danseurs. Le titre n’est pas anodin. Gallotta découvre, lors des premières répétitions, une fragilité des genoux qui compromet sa carrière de danseur, il se sent en exil et s’identifie à Ulysse : le héros d’Homère n’est-il pas celui qui peine à rejoindre sa demeure comme Gallotta « ses rivages chorégraphiques » ? Si les premières versions d’Ulysse faisaient davantage référence au texte d’Homère, l’influence du roman de James Joyce prend de plus en plus d’importance au fur et à mesure des reprises et, aux dires de l’artiste lui-même « Ulysse est devenu Bloom, le personnage du Juif errant de Joyce. ». La question de la mémoire et de la pérennité des œuvres a commencé à se poser véritablement à partir de la génération suivante. La danse s’est institutionnalisée mais en même temps, elle se sent fragile. Au début des années 90, les conflits, -génocide au Rwanda, guerre en Yougoslavie-, s’exposent en direct, et le sida décime le monde,fauchant des artistes en pleine créativité. La danse, baromètre du réel, se fait plus âpre. Avec la disparition de nombreux danseurs et chorégraphes, emportés par l’épidémie, la transmission des œuvres devient une réelle préoccupation pour la génération qui succède à celle des chorégraphes-auteurs, moins soucieux de conservation.
L’esprit plutôt que la lettre
La disparition brutale en 1992 de Dominique Bagouet provoque un désarroi qui réveille les consciences. Dès l’année suivante, des danseurs de sa compagnie créent les carnets Bagouet afin de préserver et de transmettre le patrimoine artistique de leur chorégraphe, de façon vivante, fidèle à l’esprit plutôt qu’à la lettre. Le cas d’Angelin Preljocaj est, lui aussi, emblématique. Ancien danseur de Bagouet, il se préoccupe très tôt de conserver la mémoire de ses pièces. Il engage dans son équipe une personne, choréologue, chargée de noter en écriture benesh, chacune de ses productions. Il entretient les pièces de son répertoire, non seulement grâce à sa compagnie, mais en les faisant danser aussi par le Ballet Preljocaj Junior, un groupe d’une douzaine de jeunes danseurs-apprentis qui peut, durant un an, partager la vie de la compagnie. Très tôt également, Preljocaj s’attache à la relecture des ballets de la tradition classique, particulièrement ceux des Ballets Russes (Le Sacre, Parade, Le Spectre de la Rose, Noces). Il s’inscrit de cette façon dans une continuité.
Les stratégies développées par ces artistes pour garder des traces de leurs œuvres sont multiples et variées. La captation vidéo ou la version spécialement créée pour la caméra existent bien sûr et seront privilégiée. Parfois même, par volonté du chorégraphe, la version filmée doit constituer l’unique trace. C’est le cas de Lloyd Newson et de son groupe DV8 qui refusent l’idée de répertoire. Après une tournée qui permet d’absorber les frais, Newson crée une version filmée et ne reprendra jamais cette pièce sur scène. Pour garder vivante une pièce-phare de leur œuvre, certains auteurs-interprètes choisissent de la transmettre à un ou plusieurs interprètes. Carolyn Carlson a transmis son célèbre solo, Blue Lady au danseur finlandais Tero Saarinen. Plus récemment, Bob Wilson a repris I was sittingon my patio this guy appeared I thought I was hallucinating et a transmis son propre rôle au comédien Christopher Nell tandis que Lucinda Childs transmet le sien à Julie Shanahan, danseuse du Tanztheater Wuppertal de Pina Bausch. Quant à l’Américaine Susan Buirge, son moyen original de transmission a surpris et séduit. Lors du Potlach organisé à Montpellier Danse, Buirge « donne » un de ses solos à Bernardo Montet en assortissant ce don de l’obligation morale de le transmettre à son tour. Cette condition est honorée l’année suivante lorsque Montet a transmis le solo au danseur marocain Taoufiq Izeddiou. Entretemps, Montet lui a conféré une existence légale après l’avoir, sur les conseils d’un avocat et d’un notaire, fait enregistrer « comme un élément de patrimoine, au même titre qu’un bout de terrain ou une œuvre d’art ». Aujourd’hui, en observant le nombre d’artistes qui, dans la foulée du multiculturalisme, partent à la recherche de leurs racines, on pourrait dire, parodiant l’adage sur le naturel « Chassez la mémoire, elle revient au galop ! ». Reste qu’il faudra donner raison à René Char lorsqu’il rappelle que « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. »
En forme de conclusion, une phrase à méditer : Igor Stravinsky : « La musique moderne n’existe pas. En musique comme en biologie, le père existe à travers le fils et généalogiquement, je suis le produit de tous les anciens maîtres que j’admire. »
— Par Sonia Schoonejans, journaliste et critique de danse
Photo : Noces d’Angelin Preljocaj © JC Carbonne